Une jeunesse allemande
Interview du réalisateur Jean-Gabriel Périot

 

Un lecteur de lundimatin a eu l’amabilité de nous transmettre cette interview de Jean-Gabriel Périot, réalisateur d’Une jeunesse allemande. Le film, sorti le 15 octobre 2015, raconte le parcours esthétique de la RAF à partir d’images d’archives. La rédaction de lundimatin n’ayant toujours pas eu l’occasion de le visionner, nous publions cette interview aujourd’hui que nous complèterons pas une lecture critique la semaine prochaine.

 

Si Eut-elle été criminelle, film sur les femmes tondues lors de la Libération, est de ton propre aveu un film sur l’état de la France en 2007, quel est le sujet d’Une jeunesse allemande ?

Un certain état du monde aujourd’hui, c’est assez kaléidoscopique, avec des sujets qui ne vont pas forcément ensemble.

 

Quand on lit certains articles de presse élogieux et qui caractérisent un peu le film comme film d’archives, on oublie toute la dimension de résonance, le jeu d’écho avec le présent.

Je veux bien exonérer les journalistes parce que les questions ne sont pas posées clairement, il n’y a pas de voix off qui dit « voilà j’ai fait ce film parce que ça, ça et ça ». Du coup c’est un travail d’écho, quelque chose en latence, il est difficile de réussir à exposer ce qui est à la fois vague et subjectif : chaque spectateur se pose des questions différentes.

 

La résonance n’est pas immédiatement mise en avant mais, j’imagine qu’elle l’était chez toi ?

Moi je vois des échos. Cette histoire-là me permet de réfléchir sur aujourd’hui. Après, ce qui est toujours délicat, c’est que pour chaque film, je commence à chercher quelque chose mais je ne sais pas quoi, ce n’est tout d’abord jamais clair. C’est à la fin du processus que je comprends. Quand c’est trop clair ou trop net, je n’ai pas besoin de faire des films ou de chercher, parce que je comprends les rapports ou les relations. Là, je travaille sur quelque chose qui est plus diffus. Je peux prendre un exemple : les explications de Bush après le 11 septembre concernant la guerre en Irak, cette manière de parler etc. Quand je lis les premiers livres sur la RAF et découvre les réactions de Schmidt et des autres, je lis la même chose. L’histoire est différente mais l’écho est direct. Et il fallait que j’aille plus loin pour comprendre.

Après ce qui est étonnant c’est que Tarnac, le retour des Brigades Rouges, tout ça est arrivé après que je commence à travailler. Il y a eu des retours de choses que je pensais révolues, retour en filigrane, pendant mon travail.

 

Et tu les a vécues donc au cours de ton travail, est-ce que du coup ça a une influence sur ton travail, sur le montage, ce que tu cherches ?

Je ne sais pas, je ne crois pas, mais forcément je ramène quelque chose de ma vie quotidienne au sein de mon travail, mais je ne sais pas comment ça peut jouer.

 

Mais ça remet en perspective non ? Quand ça fait écho tu te dis que tu as trouvé quelque chose ?

Non.

 

Quand est-ce qu’on se dit qu’on a trouvé quelque chose ?

Jamais je crois.

 

C’est bon signe, on fait des films du coup ?

Je crois que je fais des films pour arriver à verbaliser des questions ou à les rendre le plus claires possible. C’est déjà beaucoup pour moi. Là, j’ai traversé plein de choses, ça me nourrit, je comprends mieux le contemporain mais je ne sors pas non plus de ce film avec un petit bréviaire qui me donne les clefs de ce qui se passe. Après, en étant plongé dans l’histoire de la RAF, quand arrive quelque chose comme « l’affaire Tarnac » tu ne découvres rien. C’est tellement de la mauvaise répétition…

 

Un des aspects marquant du film c’est de restituer la parole des membres de la RAF. Pour cela est-ce qu’il est important de mettre en récit cette histoire, sans intervenir en surplomb ?

Oui, pour plusieurs raisons. Deux choses : c’est toujours plus réconfortant que la violence n’ait pas d’histoire, de considérer que ceux qui la perpètrent sont des malades mentaux, ou en tout cas des gens suffisamment timbrés, des gens nés violents. Parce que cela évite de questionner la société dans laquelle cette violence prend place et aussi de se questionner soi-même, on est toujours du côté du bien. Le mal, c’est toujours les autres, c’est des barbares, c’est pas « nous » alors qu’on est tous capables. J’essaie de contrebalancer tout ça, de comprendre pourquoi il y a aujourd’hui amnésie, de leur histoire en particulier, des années 60-70 et du monde de cet époque là. Evidemment, ça permet de ne pas s’interroger sur pourquoi des gens deviennent malades au point de poser des bombes. Et cette absence, cet oubli d’un contexte se répète pour chaque passage à l‘acte.

Ce qui est singulier, c’est que quand on entend Ulrike Meinhof, on ne peut pas la traiter de crétine. Elle n’est pas n’importe qui. Elle possède le langage, elle a des convictions qu’on peut partager. Quand bien même on peut-être en désaccord avec elle, on voit le respect qu’elle impose aux journalistes en face d’elle. Quand on la voit, on se dit qu’il y a un problème avec l’image qu’on a d’elle aujourd’hui, de perpétratrice d’attentats. Quelque chose ne marche pas, et ça ramène de la complexité, du trouble. Cela ne permet pas de comprendre comment elle a basculé mais ça rend les choses plus complexes.

 

Du coup, toi, comment tu travailles dans le montage à faire en sorte de ne pas les dénoncer mais à faire entendre leur parole ?

C’est par le choix de laisser vivre les extraits dans leur temporalité propre, de respecter les sources, donc un extrait d’une émission où Ulrike Meinhof intervient pendant une heure, il faut au moins laisser deux minutes. Il faut donner un idée du temps des matériaux originaux.

Et puis il n’y a pas de mises en contradictions dans le film. Quand quelqu’un exprime son point de vue, je ne cherche pas à donner aussitôt le point de vue opposé. Du coup, chacun a son espace propre et on peut ainsi toucher une certaine facette de la personnalité de chacun.

 

L’amnésie dont tu parle, comment tu l’expliques ?

C’est très troublant. Pour ce qui est images notamment. En Allemagne, il y a énormément de gens qui travaillent sur la RAF, des thésards, des biographes... Il y a de très bonnes biographies de Meinhof par exemple. Mais personne n’est jamais allé chercher les images qu’elle avait fait. Il y a comme un lapsus dans les recherches. Je ne comprends pas que personne ne soit allé chercher ça, indépendamment des opinions politiques de chacun. Il y avait là un terrain inexploré.

 

C’est vrai que ça me fait penser à toutes ces histoires du point de vue des vaincus etc. Tu trouvais intéressant de recréer cette genèse là ?

Pour moi, c’est important oui, parce que l’histoire est en effet toujours écrite par les vainqueurs. Je ne connaissais rien à la RAF. Je lisais pleins de bouquins et je tombe sur un livre de la RAF, plutôt mauvais d’ailleurs. La vision que j’avais de la « bande à Baader » avant de travailler sur la RAF c’était la vision construite par les gouvernants après les années 70. D’ailleurs ça évolue, avant 1977, les militants de la RAF sont appelés « anarchistes », des « extrémistes », c’est seulement après 1977 qu’ils sont définis comme des « terroristes ». Là, l’amnésie commence, et politiciens et policiers écrivent l’histoire. Globalement, cette histoire a été oubliée et ne reste aujourd’hui que la version donnée par les hommes politiques de l’époque.

Du coup, il est important de ramener leurs histoires parce que même si ça ne change rien sur le jugement qu’on peut tous avoir de leurs actes, ça rend la question de la violence plus complexe. Ce ne sont pas juste des « terroristes » mais des individus qui ont une histoire. Il y a des trajets individuels et collectifs. Il y a aussi une responsabilité de l’État dans leur radicalisation. L’entrée dans la violence se fait toujours à deux, jamais tout seul.

 

Dans les rencontres, quelles sont les réactions des spectateurs ?

Ce qui est délicat, c’est qu’on a toujours de bonnes réactions quand on est cinéaste. Les spectateurs nous disent rarement qu’ils n’ont pas aimé le film…

Mais souvent après la projection du film, c’est souvent des débats de société plus que des débats politiques. Une réaction régulière est un spectateur qui déclare « J’ai connu cette époque » et s’ouvre alors un débat sur l’époque. Sinon, on peut aussi discuter du terrorisme aujourd’hui… Après ce qui est étonnant, c’est qu’il y a des questions qui reviennent toujours, la question du suicide par exemple puisque il n’est pas dit dans le film qu’ils ont été tués par l’Etat. Mais les questions soulevées me semblent souvent plutôt intéressantes, enfin me font sentir que j’ai été assez juste dans ma proposition puisque ces questions peuvent correspondre aux questions que je pose dans le film.

 

Toutefois il y a des lectures un peu biaisées non ? Je pense à la critique du Monde…

Je ne l’ai pas lu.

Tu as bien raison mais en l’occurrence c’est une critique positive sur le film mais qui fait un parallèle, léger, entre la RAF et les nazis.

Les retours de la presse à la sortie du film ont été très étonnantes parce que le film est très apprécié par les journalistes qu’ils soient d’extrême gauche, de nulle part, ou de droite. Même Le Figaro et Les échos ont apprécié le film… C’est le risque à prendre quand on laisser le spectateur libre de ses choix ! Quelqu’un qui rentre avec une vision de cette histoire va ressortir grosso modo avec la même. Mais le regard que l’on peut avoir sur cette histoire peut quand même être légèrement désaxé, même chez les spectateurs les plus droitiers, ceux qui voient le monde en blanc et noir, qui pensent que l’État devait se défendre, que les militants de la RAF étaient des salauds assoiffés de sang,

 

Oui la personnification…

Oui, ça nous questionne tous sur des a priori qu’on a spontanément. Ça change quelque chose dans le regard. Je crois que ceux qui ont vu le film, même ceux qui sont en désaccords idéologiques avec moi, ne verront pas de la même manière les prochains actes « terroristes ». Enfin je l’espère.

 

À ce propos, tu parlais de l’importance de l’émotion. Et dans le film, on est ému par la décomposition de Ulrike Meinhof, la dureté des images de l’arrestation de Holger Meins et Gudrun Ensslin, leurs corps, nu pour l’un, recroquevillé pour l’autre…

Je pense que c’est une histoire tragique au sens grec, deux irréconciliables qui s’affrontent jusqu’à ce que tout finisse dans le sang. La RAF fait n’importe quoi, l’État fait n’importe quoi, et tout se paye finalement très cher. Il y a un quelque chose de tragique dans cette histoire. La grande qualité de l’archive, de la trace visuelle, c’est de permettre de voir le temps passer : on a des visages, des voix, qui changent. Pour ce film, c’est très frappant pour Ulrike Meinhof. Les dernières images que l’on voit d’elle, avant celles post-arrestation, datent d’un mois seulement avant la création de la RAF, et dans ces images on sent quelque chose de difficile, de dur. Ça nous émeut parce que l’on sent de la souffrance. Quelque chose se délite, Il y a de la fragilité. Et peu importe que l’on soit en accord ou en désaccord avec elle.

 

La forme de l’archive elle est évidente ?

Pour ce projet, c’était une évidence, car les images qu’ils ont laissés est le cœur même du film. Un tel projet était impossible sur les Brigades Rouges ou sur l’Armée Rouge Japonaise par exemple. Soit Les fondateurs de la RAF étaient réalisateurs et ont fait des images, soit ils étaient assez connus pour passer à la télévision comme Ulrike Meinhof ou Horst Mahler. Ils ont laissés des traces visuelles qui me permettaient de raconter leur histoire depuis leur point de vue et d’interroger comment par l’image, on écrit l’histoire. Cette spécificité, ce hasard, qu’ils aient pratiqués l’image, me permettait de faire ce film et au delà est même un des sujets principaux du film..

 

Le montage, à travers la palette d’images différentes, donne effectivement une impression de bouillonnement, d’effervescence politique…

C’est forcément conséquent aux choix que je fais. Quand dans la première partie je travaille sur les différentes images produites, ça fait forcément éclater les formats, puisque ça va de la télévision en noir et blanc avec Meinhof aux films d’agit-prop, aux films en 35mm, à des documentaires aux formats très hétéroclites et puis la deuxième partie j’ai décidé de l’écrire par la télévision donc quelque chose qui est très serré. Donc d’un coup ça apparaît : cette espèce de flamboyance dans la première partie parce qu’il y a un resserrement dans la deuxième. C’est inhérent au fait que dans la première partie je leur laisse la parole donc ça part dans tous les sens et après c’est les gouvernants, donc ça devient strict, très serré et unitaire.

 

Oui ça raconte ce qu’est la télévision aussi…

Oui.

 

A ce propos tu disais que le film est encadré entre un passage de Godard et un extrait de Fassbinder pour souligner que ce n’est pas de la télévision mais du cinéma c’est-à-dire selon toi un espace qui n’est pas forclos sur lui-même. Forcément, qui n’est pas non plus restreint à un discours préétabli, ce qui est la limite à mes yeux du cinéma des étudiants ou même la volonté qu’ils avaient de penser le cinéma uniquement comme un discours révolutionnaire.

Je pense que le cinéma doit utiliser toutes les possibilités, même dans le cinéma politique. On le voit chez Vertov, c’est une manière de penser le cinéma de propagande qui est d’une ouverture, d’une poésie totalement… étonnante quoi. Eux ils ont resserrés leur pratique sur une seule chose, alors évidemment la télévision c’est encore pire, c’est astreint au discours de l’Etat. Mais le cinéma dans sa complexité est beaucoup plus riche, et pour moi plus parlant parce que ça nous touche. Le cinéma touche par la sensation, l’humain et on peut raconter le monde, on peut faire des films politiques avec ça, dans la liberté absolue de la subjectivité, ou plutôt avec une subjectivité assumée.

 

Ton film sort eu moment où dans le petit monde du cinéma français on parle de la couv’ des Cahiers sur le vide politique du cinéma français…

C’est un hasard forcément. Il y a quelque chose qui était bien dans Les Cahiers c’est qu’on a effectivement l’impression qu’il n’y a pas de cinéma politique en France et je ne comprends pas qu’il n’y en ait pas d’autres. On est très peu à faire un cinéma qui se pose directement des questions politiques. Après là où je serais critique envers le dossier des Cahiers, c’est qu’il y a du cinéma politique qui existe mais n’est pas montré, ou du moins qui est difficile d’accès. Ils confondent le cinéma en général plutôt commercial et art et essai qui se diffuse, ils ne posent pas la question de pourquoi il y a des cinéastes qui font du cinéma politique qui ne peut pas trouver sa place. Ils n’interrogent pas le changement de l’écosystème du cinéma français en général. Il y a du cinéma politique mais le peu qu’il y a n’est pas montré.

 

Ou pas financé…

Ou pas financé oui. Après on peut toujours faire des films sans argent. J’ai fait la plupart de mes courts-métrages sans fric. C’est une fausse question ça l’argent. Il y a des films qu’on peut pas faire sans argent mais dans ce cas là il faut écrire, enfin, si tu as quelque chose à dire, tu le fais. Même avec un téléphone portable. C’est une fausse question surtout quand tu te définis comme cinéaste politique, que tu veux faire un film qui est important pour toi. Si tu as besoin de le faire dans un certain luxe de production, en étant payé toi-même… C’était l’écueil de Godard quand il dit que quand il faisait du politique, il fallait qu’il soit payé, moi je suis en désaccord. Il y a plein de gens qui s’expriment avec les moyens du bord, avec trois copains et une caméra. On peut faire un film d’une très bonne qualité avec un appareil photo. C’est juste que c’est basé sur la gratuité mais si ce qu’on a à dire est suffisamment important, on le fait sans considération pour les questions d’argent.

 

Tu parles de films qu’on voit en festival mais qui ne trouvent pas de distributeur ?

Oui il me semble qu’il en existe. Après j’en vois pas tant que ça. Ceux qui existent, sur le format long, c’est super dur.

 

Oui, d’où le fait que la question des financements doit se poser. Tu as raison de dire qu’on peut travailler avec peu mais malgré tout ça n’aide pas un film de se voir dire non partout.

Je ne sais pas, moi j’ai fait des films à 0 euros qui on fait 400 festivals, qui sont passés à la télévision et qui sont encore diffusés partout donc… Bon, pour un long c’est plus compliqué. Après moi j’ai toujours fait le choix de travailler à côté pour ne pas me poser ces questions là, pour m’acheter du matériel etc. Je ne veux pas faire un cinéma qui se revendique comme politique et aller sans arrêt mendier. Si on me donne de l’argent tant mieux, sinon je ne vais pas m’arrêter de faire des films. Il faut savoir où l’on se place. Il y a un truc d’époque là justement, un truc de facilité que je trouve troublant.

 

Et tu n’as pas d’exemples de cinéastes français politique ?

J’avoue qu’en ce moment je ne vais pas au cinéma. Mais si. Il y a ce réalisateur dont j’oublie toujours le prénom, Sylvain Georges, qui a fait un truc sur Madrid, qui fait des films très engagés. Il a monté sa boite de production, il diffuse ses films, il s’est mis dans une économie qui lui permet de faire ce qu’il veut. Il y aussi Tariq Teguia. Enfin il y a des choses malgré tout qui se diffusent.

 

A l’intérieur de ton travail, traversé par le politique, est-ce qu’il y a des différences de statuts entre tes films ?

Oui forcément, il faudrait les prendre un par un et en étudier les différents processus. Il y a la question du format et à qui on s’adresse. Par exemple Les Barbares, c’est un film de cinq minutes, hyper efficace, fait pour l’être. C’est un vrai film d’agit-prop, avec une musique faite pour matcher avec les images. Après c’est un film plus compliqué que ce qu’il paraît, dans son fond. Mais voilà un petit objet efficace. Après il y a des films plus mélancolique comme 200 000 fantômes, avec une manière de travailler plus par l’évidemment et le temps. Ce n’est pas beaucoup plus lent, ça fait dix minutes mais ce n’est pas la même manière de parler. Eut-elle est encore différent. Les deux films en prison aussi. En fait je tente des choses différentes, ça va de la chose affirmative, parfois un peu con con à des choses qui passent par l’épure complète et le partage de sentiments comme manière de poser des questions. Les deux films en prison, ce ne sont que des plans séquences de trois minutes, ce n’est rien d’autre que de la musique et pourtant en salle ça émeut les spectateurs et ça pose la question de ceux qui sont en prison, ce qui était le but du film, de désenclaver la manière dont habituellement on montre les gens en prison. Cela crée des rapports aux discours politiques qui sont très différents, qui sont très…

Une autre constante de ton travail, c’est le rapport à l’histoire. J’avais cette phrase en tête après Une Jeunesse Allemande : « toute théorie de la révolution est un bilan de ses échecs »- il y a une partie de ton travail qui s’interroge sur l’histoire, le rapport au temps.

Oui, parce qu’au fond je ne comprends pas pourquoi l’histoire n’est pas active. On a l’impression que… Je suis vraiment contre l’histoire de mémoire, mais l’histoire aurait du transformer la société et chacun d’entre nous. Que ce soit les choses qui soient des grandes avancées sociales, révolutionnaires, qu’on oublie en permanence. On oublie qu’il y a eu de l’histoire, qu’il y a eu des révolutions, qu’on peut changer le cours des choses en positif et on oublie aussi les désastres. Enfin quand on sort en 1945 des camps, d’Hiroshima etc, c’est impossible qu’on ne construise pas une société meilleure. Et non on repart dans les mêmes trucs aussitôt. On n’apprend rien, on oublie aussitôt.

 

Ce qui te travaille hors de ton métier de cinéaste ?

Oui, beaucoup parce que je ne comprends pas. C’est la phrase de Marx sur l’histoire qui se répète sous forme de tragédie ou de farce. Je ne comprends pas que l’on doive encore apprendre.

 

Est-ce qu’il y aurait un effet politique du cinéma, un partage du sensible ? Une tâche du cinéaste ?

C’est tout petit mais c’est nécessaire, parce qu’il y a besoin d’objets à partager en commun. Des films qui permettent de partager des questions sur le monde dans lequel on vit. C’est microscopique, ça ne vaut pas une manifestation, mais c’est le seul endroit où je peux être. Moi, c’est ce que je sais faire. il vaut toujours mieux ça que des films indigents, il faut occuper le territoire et moi c’est là où je peux être donc j’y vais. Mais c’est très petit.

 

C’est du travail de fond, ce sont des films qui se diffusent et qui imprègnent les gens qui les regardent non ?

Oui mais ce ne sont pas des gens qui vont bouger.

 

Oui mais tu ne voudrais pas non plus changer les gens.

Oui évidemment le cinéma n’a pas ce pouvoir là. La seule possibilité, c’est d’ouvrir des micro-espaces de réflexions et de pensée quoi. C’est déjà beaucoup.

 

Est-ce que justement quand tu restitues la parole de la RAF, tu ne recrées pas un espace de dissensus ? Donner l’occasion à ce qu’il y ait un peu de politique ?

Oui. D’ailleurs ces paroles là on peut les ramener dans un corps de film de manière un peu plus… qui fait un peu moins peur que si on rééditait les textes de Ulrike Meinhof en librairie. Enfin il y aurait quand même pas mal de lecteurs mais c’est plus facile d’aller au cinéma. On se retrouve alors face à des paroles importantes. Meinhof, elle nous parle d’aujourd’hui, du monde ouvrier, du travail, de questions qui se posent encore. Il y a un endroit oui, où il fallait ramener ces paroles là.

 

Ton regard à toi il est questionné aussi dans les débats non ?

Oui, on a tendance à m’interroger plutôt sur ma position que sur les actions de la RAF. J’ai tendance à éluder parce qu’elle m’apparait plutôt évidente. Quand ils m’interrogent ces actions, je n’exonère pas ces actions de ce qu’elles ont été, je ne leur trouve pas de justifications ni ne fait de contre-point dans le film. J’estime qu’à partir du moment où l’on entend qu’il y a 18 ouvriers qui sont blessés chez Springer, il y a désaccord envers cette action que je n’ai pas besoin de l’exprimer. Ce qui est difficile à saisir c’est que l’on puisse désapprouver les actions de la RAF et malgré tout décider de ramener leur histoire et la logique de tout ça. Tu parlais de dissensus, mais même s’il y a dissensus il faut ramener ce dissensus. On peut être en désaccord avec eux mais pour autant ça ne méritait pas ce qu’ils ont vécus derrière en prison. Je n’aime pas le noir et blanc, ni celui de la RAF ni celui de l’Etat. Il y a un endroit où on peut être contre les actions de la RAF et contre celles du gouvernement, en même temps.

 

C’est un dialogue que tu réussis à avoir avec les gens ?

 

Non pas aussi facilement.

 

Justement sur cette affaire de morale, à un moment, quelqu’un lit un des premiers textes de Meinhof à la RAF, elle dit nous ne faisons plus de politique mais la guerre. C’est étonnant cette sortie du politique concomitante de l’abandon des images.

Moi je pense qu’ils restent dans le champ du politique.

 

Oui, mais dans leur discours transpire quelque chose qui ressemble plus à une morale qu’à de la politique.

Je ne saurais pas répondre à ça. Mais leurs justifications ou leurs manifestes demeurent très directement politique. Ce qui est difficile c’est ce qui dit Fassbinder à la fin avec sa mère. Le problème c’est que sa mère peut comprendre leurs motivations, c’est ce qui est troublant : d’être en désaccord sur les moyens et moins sur le fond, il y a des endroits de compréhension, de partage. Ce qui est très différent des formes de violences où on ne comprend rien. Si je prends les formes opposées : Pour Eut-elle été criminelles… ou pour les camps dans Dies Irae, là c’est incompréhensible, on ne partage rien, on ne comprend pas l’idéologique qui amène aux camps sauf si on est un vieux raciste. Avec eux le problème qu’on a, c’est qu’on comprend pourquoi ils vont bomber un QG américain qui gère la guerre au Vietnam. On comprend la volonté de ça. Mais on reste en désaccord.

 

Mais c’est vrai qu’on a projeté sur eux le fait qu’ils sortaient du politique. Je ne disais pas cela, mais je trouvais intéressant qu’au moment où leur discours prend un tournant un peu moral, quoique leurs actions demeurent politiques, ils arrêtent les images.

Oui, parce qu’ils quittent le langage pour aller à l’action. Du coup il y a un étiolement. Faire des films ou parler dans l’espace public c’est plus leur sujet. Le principe c’est l’action avant tout, Lénine, etc. Sauf que normalement c’est l’action et la parole. C’est ce que dit Godard juste avant : l’action plus la parole, mais pas l’un sans l’autre. Et eux y renoncent et ça nous échappe, surtout quand on les connaît d’avant par le film : la maitrise qu’ils ont des outils du langage, les espaces d’expressions… C’est étonnant qu’ils quittent ça. Meinhof surtout qui passe à la télévision a un certain poids face au spectateurs, qui a des espaces pour s’exprimer et qui quitte tout ça pour l’action directe. ça nous étonne, vous et moi, on reste des intellos, plutôt des gens du langage. Des gens qui décident de quitter la langue pour l’action, ça nous paraît étranger.

 

Il y a des séquences qui m’ont parues étonnement contemporaines : la relégation du type du Spiegel, le glissement de Konkret. On leur ôte aussi ces espaces de langage…

Elle décide de ne plus écrire dans Konkret.

 

Oui, au vu de ce que devient Konkret…

Oui mais Meinhof était suffisamment forte pour créer un autre journal. C’est juste que d’un coup, pour elle, il n’y a plus de nécessité à le faire. Quand on lui demande si ça a été utile d’être éditorialiste, elle dit non. Il y a un endroit où eux-mêmes réécrivent leur histoire. Et puis il y a le fait qu’ils croyaient en ce qu’ils faisaient, mais trop. Ils pensaient faire la révolution avec leurs outils. On fait pas la révolution avec Konkret, ni avec un film. Il faut que tout se rejoigne. Or là, le mouvement étudiant se resserre, il y a un peu de désespoir, ils arrêtent de croire en quelque chose. Quand Konkret s’arrête, elle aurait du faire autre chose. D’autres ont continué. Là, il y a un endroit de subjectivité qui leur appartient.

 

Ce qui raconte la fin d’un truc, c’est dur.

Mais l’époque est dure ! Je pense qu’à un moment entre ceux qui se font tabasser dès qu’ils manifestent, ceux qui font de la tôle, c’est le cas de Meins qui fait trois mois pour rien. Il a été mis en taule parce qu’on lui a piqué sa bagnole, les flics le savent mais ils l’enferment quand même. Il sort et il rejoint la RAF. Il y a 10 000 étudiants en prison en 1969. Non seulement le mouvement s’arrête, il n’y a pas de réformes mais en plus ils sont 10 000 en taule ! On ne leur a pas laissé grand-chose quand même.

 

Pourquoi il y a peu de choses dans le film sur la cause palestinienne et l’anti-impérialisme ?

Je me suis astreint à ne mettre dans le film que des extraits où eux parlent. Après il doit y avoir un passage où Meinhof en parle. Je montre le Vietnam. C’est vrai que le Vietnam on le voit dans tous les films. Je me souviens qu’à un moment dans une archive, Meinhof parle de la révolution culturelle chinoise, mais si je le mettais, je devais enlever le Vietnam. Je suis resté sur ce qu’ils exprimaient le plus spontanément.

 

On te dit souvent que ton film finit sur Fassbinder, alors que non il finit sur des gens qui tractent à l’entrée d’une usine. Alors quel lien entre les cinéastes et les gens de l’usine ?

Je ne sais pas si je suis allé jusque-là en montrant ça. C’est un vrai générique de fin, c’est le dernier film qu’ils ont fait à l’école. Ils avaient droit de faire chacun un film et ils décident d’en faire un tous ensemble. Et c’est le générique de fin, qui est magnifique, avec les voix des fantômes. Et ils disent : « il faut rester socialiste, aller vers les masses et s’y fondre ». Ce qui est l’opposé de ce qui a été fait par la RAF avec l’idée d’une avant-garde. Moi j’aime beaucoup ça parce qu’au fond, ce que ça exprime c’est qu’il faut toujours rester en accord avec ses valeurs, ils auraient du rester là, en tout cas ceux qui font ce film. C’est là qu’ils auraient du rester au lieu de former une avant-garde. Je ne veux pas réécrire leur histoire mais il y avait quelque chose dans la manière dont s’est dit qui est extrêmement généreux, humaniste et voilà, j’aurais souhaité qu’il en restent à ce programme auquel ils ne se sont pas tenus parce qu’ils n’étaient pas prêts non plus à aller à l’usine travailler avec les prolétaires. C’est une position que l’on se donne. Ce n’est pas forcément aller à l’usine mais rester à sa place, agir de l’endroit où l’on est. Moi en tant que cinéaste, et citoyen, je pense qu’il faudrait que chacun soit en accord avec soi-même, c’est ce que me raconte cet extrait. La révolution commence avec ce qui nous entoure.

 

En même temps dans le film on voit bien qu’ils ne veulent pas rester dans l’état dans lequel on pourrait les confiner.

Tu veux dire ?

 

Qu’ils ne restent pas à leur place. Et c’est ce qui certes fait leur échec, mais aussi la beauté de leur geste, à un moment.

Oui après c’est la question des avant-gardes, ce qui a été juste en Russie en 1914, est-ce que c’est juste en Allemagne à ce moment-là ? A priori non. Il y a un peu de fierté, de bravoure dans ce qu’ils ont fait mais qui était condamné irrémédiablement à l’échec dans l’Allemagne de ces années-là.

 

Oui mais c’est irrévocable leur décision.

Non, parce que Meinhof en 1972 il est question de lui donner un laisser-passer et elle refuse immédiatement. C’est des révolutionnaires jusqu’au bout des ongles. C’est leur vie, il y du romantisme là-dedans, du mauvais romantisme. Après c’est dur de juger. Après quand une avant-garde réussit, ça paraît évident qu’il fallait faire ça. Là ça échoue, mais ils pouvaient pas le savoir. Mais c’est quand même là qu’ils se trompent sur la situation en Allemagne. Ce qui est très différent chez les japonais ou chez les Brigades Rouges, parce qu’il y avait un monde ouvrier qui était là, donc si on suit Lénine, la possibilité d’une avant-garde. En Allemagne, le monde ouvrier s’en contre-fout des étudiants, ils sont même contre eux. Être une avant-garde dans un pays qui ne veut pas changer, c’est étonnant. Il y a un peu trop de fierté là-dedans pour moi.

 

Qu’ils n’auraient pas sentis ?

Non, ils y sont allés tous seuls comme des grands. Ce que ne raconte pas le film avant la passage à l’acte, c’est qu’ils font beaucoup d’actions sociales auprès des jeunes. Donc un autre type de travail, qui ne les a pas satisfait. Mais c’est vrai que c’est étonnant de passer de travailler avec des gens en difficultés à prendre les armes. Il y a là pour moi, un endroit d’incompréhension. Même sur l’action politique, comment ça se travaille ?

 

Est-ce que toutes les actions sont alors vaines et qu’il ne reste que la violence ?

Je ne sais pas si il ne reste que la violence, il y avait d’autre possibilités. Même Meinhof, quand il y a la libération de Baader, elle n’est pas censée aller avec la RAF, elle est censée rester la vitrine légale de la RAF, et elle décide de sauter avec eux pour partir. Il y a un endroit où il n’y a pas de prise de décisions, ou du moins la décision est éphémère, pas si pensée que ça.

 

A propose de la violence, si la politique traverse ton travail, elle est presque à chaque fois couplée avec la violence, comme si on ne pouvait pas penser l’une sans l’autre ?

Il y a deux choses. Il y a des violences qui ont été inopérantes malgré l’échelle de leur atrocité, c’est-à-dire qu’elles auraient dû à chaque fois fonder des sociétés meilleures, mais elles ne servent à rien. Et de l’autre côté malheureusement, et jusqu’à preuve du contraire, il n’y a jamais eu de changement de société sans violence. On en est toujours là. Ca veut dire que jamais aucun gouvernant n’est prêt à changer quoi que ce soit si il n’y pas de violence qui lui est opposé. Pour se libérer, il y a toujours eu besoin de la violence, et c’est encore le cas aujourd’hui. Il y a un moment où malgré le vernis démocratique il faut franchir des barrières pour se faire entendre et ça c‘est toujours étonnant. Je ne comprends pas c’est qu’on soit est encore là.

 

Et du coup ton travail sur les images vient se poser là aussi. 200 000 Fantômes, c’est venir mettre des images sur une violence peut-être excessivement abstraite. Il y cette idée de vaincre l’amnésie par les images.

Cela va ensemble. Moi quand je suis cinéaste ça passe par les images, ça s’ancre dans la physicalité des images. L’avantage des archives c’est qu’elles sont dans un entre-deux. Ce sont des images du passé mais c’est le spectateur d’aujourd’hui qui y est confronté. L’absence de voix-off réactualise les images d’archives, ça rend les questions passées actuelles. Il y a une possibilité de rendre l’histoire métaphorique. Pour Eut-elle été criminelle… sur les femmes tondues à a Libération, je ne vois pas que les femmes tondues en 45.

 

L’archive rend supportable. Il y a une légère distance qui permet la réflexion ?

Cela se joue entre les deux oui.

 

Dans ton travail, tu laisses quelle place à la fiction ? Un rapport au contemporain plus explicite ?

La fiction permet d’être plus métaphorique. Les espaces poétiques sont plus larges avec la fiction. C’est une autre manière de questionner le réel. C’est une autre manière de l’ancrer dans un corps, de faire surgir des personnages qui pour le coup n’ont pas d’histoire, pas de passé, qui sont juste là un temps. C’est une autre manière de travailler. Ce sont les mêmes questions mais traitées différemment.

 

Il y a peu de tes films qui utilisent des images d’archives contemporaines, Les barbares et We are winning don’t forget et ce sont plus des films tracts.

Non, parce que tu as le même effet avec L’art délicat de la matraque qui est un film assez tract aussi avec des images des années 60. C’est juste qu’il y a le travail du temps qui joue, revenir au passé crée spontanément une distance aux événements. C’est ce que tu disais. L’accès aux archives est différent avec les histoires contemporaines. Si je faisais un film avec les images en Syrie, ce serait pris comme un film tract alors que si je faisais le même film dans 20 ans avec les images d’aujourd’hui ça aurait l’idée de quelque chose qui travaille le temps.

 

Et par exemple un film sur les émeutes de 2005, il y aurait le temps nécessaire ?

Probablement. Je ne peux pas répondre.

 

Il y a besoin de temps quoi…

Oui pour moi. Je n’en fais pas une règle. Mais pour un évènement survenu il y a quarante ans, je peux me documenter. C’est à dire que je peux lire des livres, me renseigner, voire comment certains penseurs s’en sont emparés, ont questionnés les évènements, j’ai accès à des films, à d’autres types d’archives. Quelque chose qui se passe aujourd’hui, je n’ai aucune documentation sauf trois articles publiés vite fait dans des journaux, mais l’évènement n’est pas encore pensé. J’ai besoin de cette béquille, que d’autres aient déjà pensé avant moi ces évènements.

 

Parce que pour chaque film tu lis beaucoup ?

Oui c’est nécessaire déjà pour comprendre l’évènement mais aussi les images que j’utilise. Qui les a prises, comment, pourquoi ? Ca n’apparaît pas dans les films mais je m’impose de savoir ce que je prends et de ne pas faire comme pleins de réalisateurs font avec l’archive parce que c’est bien, c’est joli, ça raconte quelque chose mais sans savoir ce qu’ils sont en train de faire. Parce que ça génère des erreurs, parfois juste historiques mais ce sont des erreurs qui dénotent une fainéantise et un manque de travail que je n’aime pas du tout.

 

C’est du travail un peu télévisuel.

C’est fait avec très bonne volonté parfois, mais il faut une certaine rigueur surtout quand on traite ces sujets là.

 

Est-ce qu’il n’y pas une neutralisation du caractère politique de ton film par une catégorisation comme documentaire ? C’est un documentaire, c’est intéressant, on apprend pleins de choses. Voilà.

C’est normal, parce qu’on est dans notre époque où la question du politique est inexistante ou sale. Je pense que les journalistes n’ont même plus les outils, selon où ils sont, selon d’où ils viennent. Après il y a aussi la difficulté de voir un film comme ça et d’écrire en deux jours la critique, sur un film où le travail du temps est nécessaire. Mais ça dénote le fait que la politique existe peu ou pas.

Je pensais que c’était un film qui allait faire grincer les dents, je pensais que j’allais être en opposition radicale avec certains journalistes à cause du positionnement politique qu’ils estimeraient être le mien.

 

Tu es presque déçu ?

Non.

 

Il n’y a pas un écueil à être apprécié par tout le monde ?

Non parce que comme je te le disais tout à l’heure, déjà, ça désaxe le regard, même si c’est d’un tout petit degré, et c’est déjà beaucoup. Et puis ça permet peut-être à des gens qui ne seraient jamais allé voir ce film là d’y aller parce que conseillé par le journaliste qu’ils lisent. On fait ce genre de films pour qu’ils soient vus mais pas par des spectateur déjà convaincus de la manière dont je traite l’histoire, par des spectateurs qui ne savent rien. C’est là où c’est efficace en termes politiques, pas pour prêcher à des convaincus ou susciter des questions que les spectateurs partagent spontanément, mais pour d’un coup imposer ces questions à des spectateurs qui ne s’interrogent pas là-dessus. D’une certaine manière, c’est utile au film mais je suis quand même surpris de ça. L’idée de laisser parler Baader et Meinhof, des terroristes, je pensais que j’allais me faire taper sur les doigts.

 

Oui mais on dirait qu’ils n’en tirent pas les conséquences, tu fais un parallèle entre la RAF et daesh dans Télérama, et tout de suite la journaliste te rétorque « ah mais c’est pas la même chose ». Or ce n’est pas ce que tu dis. Il faudrait que le journaliste voie un film sur daesh pour réaliser qu’ils sont humains malgré les atrocités qu’ils commettent.

C’est vrai. Je me questionne en ce moment avec un philosophe sur la réception critique. Pourquoi les critiques sont-elles très bonnes, de quelque camp qu’elles viennent, et globalement apolitiques ? C’est quelque chose que je ne comprends pas, qui me pose des questions. C’est troublant.

 

Tu t’étais interdit de lire les critiques ?

Les premières que j’ai lu étaient truffées d’erreurs historiques en fait. Et quand on passe tant d’années à prêter attention aux dates, à tout recouper, à recroiser les noms, à faire attention que tout soit juste historiquement et que les mecs qui voient le film fassent bourde sur bourde dans les noms, dans les dates… Non ! Après ce qui est interviewé vu que c’est coupé et recoupé derrière, parfois je dis des choses que je ne pense pas dans la vraie vie. Cela m’évite de m’énerver que ne pas les lire.

 

Tu lis quoi ?

Je continue le sujet, avec Fassbinder, une mort en fanfare. Je dois faire une table ronde avec Alban Lefranc et il a sorti un bouquin sur la RAF et un autre sur Fassbinder que je voulais lire. Et dans ce dernier, c’est super étonnant parce qu’il parle de la RAF, ça commence par L’Allemagne en Automne où je me suis senti concerné par un passage, modestement, (il sort le livre et cherche le passage).

« On voit d’abord une vingtaine d’hommes en armes, un pied à terre, debout, certains casqué, d’autres têtes nues s’abritent derrière des voitures avant de riposter à une menace hors-champ dans une rue exhibant tous les signes de la plus parfaite normalité urbaine, arbres en couleurs, passants qui passent, poubelles de couleurs différentes pour le tri des déchets, chaussées et trottoirs impeccables, ciel bleu infrangible, dentelle de nuages etc. On sait on récite son catéchisme, on est un bon petit soldat des repères historiques, on a vérifié le déchainement de la violence en Allemagne de l’Ouest dans les années soixante-dix, la vitrine brisée du fameux miracle économique qui avait vu le pays renaître de ses cendres, un groupe de terroristes diaboliquement photogénique contre un Etat qui localisé, répressif. On pensait le triple barrage opéré par les faits et leurs sens, le ronronnement des doxa. On regarde toujours. Plusieurs tanks circulent également mais dans un autre plan et on pense alors montage. Montage forcément, collage de séquences initialement étrangères l’une à l’autre. On pense reconstitution, fiction plus ou moins documentée parmi d’autres consacrées à la période, à ces années dites de plomb, inconcevables dans ce pays devenu profondément allergique à la violence d’Etat et qui eurent lieu pourtant sous les yeux de tous. Il n’y a pas tellement de films sur le sujet, une dizaine tout au plus, on les connaît tous même les plus infâmes et puis on aperçoit deux hommes, le second d’un roux presque blond qui est évacué dans une civière dans la cinglante lumière de Juin, le premier très maigre au milieu des uniformes et on comprend alors que les images ont été prises sur le vif car alors les visages sont bien ceux qu’on a vu sur les chiffres de la récompense promise pour leur capture. On comprend que des dizaines de caméra filment en directe l’arrestation des terroristes les plus recherchés d’Allemagne »

J’aime beaucoup le fait qu’il faudrait monter des « séquences initialement étrangères ».

 

Effectivement ça fait sens.

 

lundimatin
4 janvier 2016
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